Rencontre avec Benoit Solès qui fête la 700ème de « La Machine de Turing »

C’est au cours de sa tournée américaine, en attendant un avion à Los Angeles pour aller jouer à San Francisco, que l’auteur et comédien nous a parlé de son travail et de cette formidable aventure autour d’Alan Turing.

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Le personnage d’Alan Turing est en tous points fascinant et passionnant. Ce mathématicien britannique surdoué, passionné par la cryptologie, a permis aux Alliés de casser très tôt Enigma, le code allemand pourtant réputé inviolable et de raccourcir ainsi la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 50, son homosexualité découverte, les tribunaux lui ont imposé une castration chimique qui détruisit ce grand sportif adepte du marathon et qui le poussa au suicide en croquant une pomme trempée dans du cyanure, en souvenir du film « Blanche-Neige » qu’il avait tant aimé. De ce destin hors norme, de cet homme victime d’une société homophobe à qui pourtant l’humanité et l’informatique doivent tant, Benoit Solès a voulu faire le sujet d’une pièce, « La Machine de Turing », qui fête sa 700ème représentations en entamant sa quatrième saison au théâtre du Palais-Royal. Rencontre.

À quel moment cette tournée américaine s’est-elle décidée ?

Benoit Solès : Elle devait conclure la 1ère tournée de 2019-2020 interrompue par le Covid. Nous sommes parvenus à trouver des dates pour qu’elle puisse avoir lieu. Avec Amaury de Crayencour qui a créé la pièce avec moi, nous venons de jouer deux représentations ici, au théâtre du lycée français de Los Angeles, l’une tout public et l’autre pour les scolaires. L’on s’apprête à faire de même à San Francisco avant d’aller donner douze représentations en Polynésie.

À l’étranger, comment la pièce est-elle perçue ?

J’ai joué La Machine de Turing dans tous les coins de France et de Navarre ! J’approche des 250 dates en tournée, sans compter Avignon. La première tournée a commencé en septembre 2019 en Nouvelle Calédonie. On a joué à Nouméa, devant de jeunes canaques issus du nord de l’île, certains venant au théâtre pour la première fois.

Ce qui est commun dans les réactions, quel que soit le lieu, c’est l’intérêt pour le personnage, qu’on le connaisse ou qu’on le découvre. Les gens sont bien évidemment frappés par son histoire, l’héritage qu’il nous laisse, à savoir son influence sur le cours de la Seconde Guerre mondiale grâce au décryptage d’Enigma et l’invention de l’informatique. Mais ils sont aussi et avant tout frappés par cette aventure humaine, la dimension tragique du personnage et le message auquel il nous invite à réfléchir : comment regarde-t-on la différence ? C’est ce qui crée de l’empathie pour lui et une immense émotion par rapport à l’injustice qu’il a subie.

Il y a toujours, à la fin du spectacle, quand il s’apprête à croquer la pomme, un moment suspendu pendant lequel le public est ému et retient son souffle. L’on observe cette réaction partout, que ce soit pour une représentation scolaire à Argenteuil, au théâtre Princesse Grace à Monaco ou avec des francophones à Los Angeles. Cela nous montre bien qu’il y a quelque chose d’universel dans cette histoire.

Le thème de l’homosexualité, toujours difficile à proposer, à traiter et à défendre, a-t-il été un problème ?

Non, pas vraiment ! Si l’on prend les scolaires, l’on me disait parfois qu’une telle histoire, avec des garçons qui s’embrassent sur scène, ça allait être le barouf. Cela ne s’est pas du tout passé ainsi, ils ont toujours regardé le spectacle dans un très grand calme. Je suis frappé par la capacité d’écoute et d’ouverture d’esprit de cette génération. Quand j’ai pu sentir parfois des petits moments de gène, bien qu’il n’y ait rien de choquant ou de provocant dans ma pièce, c’était toujours avec des spectateurs plus âgés. La nouvelle génération est plus ouverte.

Ce que j’aime faire, notamment en tournée, c’est rencontrer le public après le spectacle. J’ai pu assister à des moments émouvants, j’ai vu des ados faire leur coming-out ou des parents s’ouvrir sur ce sujet de la tolérance au sens large. Cette pièce, où l’on touche du doigt à la fois la force de Turing mais aussi ses faiblesses, libère les gens et leur donne le courage d’exprimer et parfois de révéler des choses. C’est très rare de vivre une telle expérience qui va au delà d’Alan Turing, qui est de l’ordre de l’humain. C’est pourquoi, après tant de représentations, j’ai toujours un plaisir immense à la jouer. Je me nourris de ces moments d’échanges et de partages pour remonter sur scène le lendemain.

photo tous droits réservés Philippe Escalier

Si j’aime la dimension mémorielle autour de la réhabilitation de Turing, j’apprécie tout autant la dimension militante de cette pièce qui amène à réfléchir à la façon dont on a traité et dont on traite encore les gens différents, et ce, encore une fois, quelles que soient les différences en question.

La réhabilitation est maintenant chose faite…enfin !

Oui, et elle est totale. Il y a eu le film Imitation Game. Il existe de nombreux prix qui portent son nom. Turing a son visage sur les billets de 50 livres en Grande-Bretagne… Quelle extraordinaire réhabilitation dans son pays qui le condamnait encore il n’y a pas si longtemps ! Mais il continue malgré tout, et c’est bien ainsi, à nous interroger sur nous, nos vies, nos émotions.

J’imagine qu’en écrivant La Machine de Turing » tu ne pouvais pas imaginer quel allait être son parcours ?

Jamais. Dans notre profession, nous avons tous le rêve, quand on créé et que l’on se bat pour monter une pièce, que notre travail soit compris et reconnu. Jamais je n’aurais imaginé une once de ce qui se passe actuellement. Quand on crée la pièce au festival d’Avignon en 2018, on espère, au mieux une tournée d’une trentaine de dates. Et l’on rêve d’une programmation dans un théâtre parisien.

Et là, il s’est passé un truc dont je ne reviens toujours pas : des gens qui nous attendent après la représentation, la presse qui s’est fait l’écho du spectacle tout de suite, un bouche à oreille qui ressemble à un raz de marée, des théâtres privés qui se battent pour nous avoir à l’affiche, les Molières bien sûr… Et le plus beau dans tout cela, la réédition du texte dans les Carrés classiques Nathan avec un dossier pédagogique qui fait que la vie de Turing et son message sont étudiés au collège et au lycée et que je reçois des mails d’ados me disant qu’avec la pièce, ils ont eu une bonne note à l’oral du brevet ou à un examen du Bac. Ce qui me fait dire qu’il faut vraiment se battre pour ce en quoi l’on croit.

photo tous droits réservés Fabienne Rappeneau.

Pendant mon travail d’écriture, combien de personnes m’ont dit qu’avec l’histoire d’un mathématicien gay qui se suicide, je ne pouvais pas trouver pire sujet ! À part la Région Île de France, personne ne m’a aidé. Aujourd’hui, ce qui me fait plaisir, c’est que notre aventure peut aider certains à ne pas renoncer devant les difficultés qui ne manquent jamais, en particulier à un moment où le Covid nous a quand même bien mis par terre. J’ajouterai que je ne suis pas plus doué qu’un autre. Je n’ai pas plus de talent. Par contre j’ai beaucoup travaillé. Je me suis battu pendant 25 ans sans jamais rien lâcher même dans les moments de grands doutes.

Quels sont les déclics qui t’ont fait écrire cette pièce ?

Le premier a été la découverte, du personnage un peu par hasard à travers une biographie sur Internet, assez succincte à l’époque, et je me dis alors : C’est qui ce type ? Tout de suite, j’ai su que je ferais un jour une pièce sur lui.

Le second déclic, c’est la sortie du film qui, pourtant, au départ, me paralysait un peu. Mais en le voyant, j’ai trouvé que les contraintes hollywoodiennes montraient un Turing assez lisse et pas très gay. C’est ce qui m’a donné le coup de pied aux fesses nécessaire pour écrire la pièce. Je n’avais pas l’intention d’en faire un plaidoyer homo. Je trouvais juste incroyable que, dans un hommage définitif que l’on rendait à cet homme longtemps après sa mort, l’on puisse encore cacher des choses sous le tapis. Je voulais absolument montrer comment sa sexualité explique son être profond, ses choix, voire même ses travaux pour, avec sa machine, recréer le cerveau de son jeune ami perdu.

Avec l’aide de Tristan Petitgirad [NDLR : le metteur en scène] et de tous ceux qui m’ont aidé et encouragé à finir ce texte, nous voulions trouver un équilibre entre les aspects scientifiques, historiques et personnels. Je pense que l’on a bien fait puisque cet équilibre est essentiel à la compréhension du spectacle et du personnage.

photo tous droits réservés Fabienne Rappeneau.

Ce succès doit être un formidable moteur pour la suite de ta carrière !

Nous vivons ce moment extraordinaire avec beaucoup de bonheur, nous formons un groupe d’amis, très liés et l’on continue à travailler ensemble sur ma nouvelle pièce autour de Jack London, La Maison du loup. Par ailleurs, je suis en train d’écrire Le Secret des secrets, dans laquelle je ne jouerai pas et que je mettrai en scène, ce qui sera une première pour moi. J’écris pour quatre jeunes comédiens l’histoire de jeunes gens qui cherchent la recette de la pierre philosophale dans les archives de la British Library. J’ai voulu m’intéresser à la transmission du savoir. J’aime aller vers des défis que je sens profondément et sur des sujets que je ne cherche pas mais qui s’imposent à moi.

Philippe Escalier

La Machine de Turing au Théâtre du Palais-Royal
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