Eugen Jebeleanu : “Poppy Field aborde des thématiques encore taboues en Roumanie”
Venu de Roumanie, « Poppy Field » dresse le portrait d’un policier gay confronté autant à l’homophobie ambiante qu’à ses propres démons. Rencontre avec Eugen Jebeleanu, jeune réalisateur complètement francophone (il travaille beaucoup en France) et très prometteur.
Cristi, un policier gay, doit protéger la projection d’un film lesbien menacée par des manifestants homophobes… La scène se passe en Roumanie, pays peu réputé pour sa tolérance envers les LGBT. Et les choses se compliquent parce que Cristi, qui est dans le placard vis-à-vis de ses collègues, est très mal à l’aise dans sa mission. D’autant qu’un des spectateurs l’a reconnu…
Pour Poppy field, son premier film très réussi, le metteur en scène de théâtre Eugen Jebeleanu s’est inspiré d’un fait divers réel survenu dans son pays. Cela donne un récit puissant, tendu, où l’homophobie intériorisée de Cristi — le formidable Conrad Mericoffer — fait écho à celle de la société. Car la première chose qui frappe quand on découvre Poppy Field, c’est que ça n’est pas simple, aujourd’hui encore, d’être gay en Roumanie !
Vous faites particulièrement bien ressentir les multiples formes que l’homophobie prend dans votre pays : celle des catholiques qui manifestent contre la projection bien sûr, mais aussi celle à l’œuvre dans la police — et donc dans l’Etat —, et encore celle de la famille, et peut-être surtout, l’homophobie intériorisée de nombreux homosexuels comme Cristi, qui l’oblige au secret, au mensonge permanent, au déni… Cette dimension politique, presque militante, du film, c’est ce qui vous a motivé pour passer à la réalisation ?
Je travaille depuis plusieurs années en tant que metteur en scène de théâtre en Roumanie et en France sur ces sujets et le passage au cinéma s’est fait organiquement pour défendre les droits des personnes LGBTQIA+ dans des contextes discriminatoires.
Malheureusement, la fiction du film est inspirée d’un fait réel et Poppy Field est une réponse à ces événements horribles qui censurent la liberté d’expression. On peut le considérer comme un geste artistique pour l’égalité des droits. Dans la société roumaine, l’orthodoxie reste vociférante et prêche la religion du péché, ce film me paraissait d’autant plus nécessaire, il aborde des thématiques encore taboues. J’ai voulu confronter des mentalités différentes pour offrir aux spectateurs un libre arbitre, en le mettant à la place du témoin.
Il y a peu d’échappées dans le film, on est la plupart du temps dans des lieux clos : l’appartement, le cinéma, la salle où Cristi est isolé de ses collègues… C’était pour vous une manière de faire ressentir l’enfermement de votre personnage ?
C’est un huis clos. Le personnage principal lutte contre ses propres monstres, il doit briser les murs (invisibles) qui l’oppressent. Il est encore enfermé dans un système de valeur passé, hérité de son éducation, conditionné par ses peurs. Il est, avec des mots plus simples, dans le placard !
Même si le film n’est pas une histoire de coming out, la narration creuse la difficulté de Cristi à s’assumer en tant que gay et à se donner la possibilité d’aimer en toute liberté.
Il y a, au début du film, toute cette belle séquence entre Cristi et son amant français, qui est à la fois très sensuelle et toute en retenue, parce que Cristi ne se livre jamais tout à fait, ne s’abandonne jamais complètement à ses émotions. C’est, de façon un peu paradoxale, une séquence pleine de tensions tant on sent de différences culturelles dans la façon dont les deux vivent leur homosexualité, et donc d’incompréhensions entre eux. Vous qui travaillez régulièrement en France, c’est quelque chose que vous ressentez ?
Bien sûr qu’il y a des différences… La Roumanie ne permet toujours pas aux personnes du même sexe de se marier ni d’accéder à un partenariat civile. J’ai voulu montrer à travers ce couple, la différence de perception que l’on peut avoir sur l’homosexualité en fonction de son territoire natal et de l’éducation reçue.
Je tenais aussi à montrer qu’un croyant pratiquant peut être en accord avec lui-même sans se « punir » de son orientation sexuelle. Je vis en couple avec un artiste français extraordinaire, Yann Verburgh, et je peux dire que je me suis formé avec lui, dans ce pays des droits de l’homme.
Je me suis construit en tant qu’adulte en France et depuis j’essaye de bâtir un pont entre la France et la Roumanie pour faire évoluer les choses à ma petite échelle.
Les artistes ouvertement LGBT sont assez rares en Roumanie. Vous êtes en cela une exception. Est-ce que cela a été difficile ?
Quand je suis parti vivre en France en 2010, j’étais en colère de savoir que plein d’artistes gays roumains que j’appréciais n’osaient pas parler de leur orientation sexuelle. Je considère que les jeunes ont besoin de repères pour trouver une confiance en eux. Montrer que c’est possible d’être différent de la norme sans être rejeté est essentiel.
Ma prise de parole lors de la cérémonie des prix Uniter en Roumanie (l’équivalent des Molières en France), évoquant mon homosexualité comme une fierté, a été un moment important pour la communauté. C’était un geste naturel pour moi pour être en harmonie avec mon travail. Je me sentais protégé par la reconnaissance du monde du théâtre ce soir-là qui m’avait primé comme meilleur metteur en scène de théâtre de l’année. Mon discours a trouvé sa juste place, sorte de militantisme pacifique.
Le nombre de messages de jeunes gens qui m’ont remercié d’avoir parlé de ça m’a bouleversé, et rassuré : tout n’est donc pas perdu dans ce pays ! Je me sentais donc beaucoup moins seul qu’à mon départ en France. Aujourd’hui je suis plus modéré, j’accepte que des personnes n’abordent pas librement leur orientation sexuelle, c’est un choix à respecter.
Est-ce que ça rend les choses plus compliquées pour vous pour travailler dans votre pays ?
Heureusement, aucun de mes projets en Roumanie n’est rejeté à cause de mon identité mais la lutte n’est pas finie. Il faut encore se battre avec les institutions, les politiques et les groupes homophobes…
Je continuerai de parler de ce sujet tant que je peux dans mes projets, je suis un optimiste inconditionnel, je sais qu’un jour on pourra vivre ensemble en harmonie, avec nos différences.